Après le grand virage

Il y a trente ans déjà que je prends cette surprenante petite route sauvage et pure pour rejoindre le minuscule village rapiécé où j’ai ma maison. Il y a trente ans que je traverse ce paysage de Premier Jour qui me chamboule et où je suis bien. Malgré ce cinq août deux-mille-vingt-cinq, je continue. Je ne sais pas pourquoi. 

La petite route qui mène à cette minuscule société de pierres et de garrigue, à peine habitée par quelques âmes disparates, n’est pas toujours aimable : tantôt riante et légère, tantôt menaçante, elle n’est pas facile à raconter. N’a pas sa place au catalogue. Tant mieux.

Tout ce que je peux dire, c’est que dès Monze, juste après le grand virage qui laisse Carcassonne loin derrière, on plonge et tout bascule…

Là, je sens mon cœur qui s’emballe et gonfle et il me prend comme un tremblement qui efface le chemin parcouru, qui me déshabille.

Il y a quelque chose de moi que je ne connais pas, que ce lieu me force à abandonner :  la vertu du virage de Monze, c’est de purger ma vie à l’instant.

Alors, je chemine, éblouie, entre les vignes, les collines plantées de garrigue et de pins, ou de la seule caillasse grise ridée par le Cers, seulement livrée à l’instant et au paysage.

Entre Monze et mon village, les mondes se succèdent dans le désordre ; ils se mêlent sans se confondre, cohabitent et nous obligent à tenir l’éveil : je ne les aime pas tous, mais ils s’imposent à moi et je les dévore un à un. Ils me nourrissent, me tourneboulent et aiguisent mes sens comme leur vin rouge chargé de tanins.

Après le métissage des vignes, les calligraphies de ceps noirs qu’une main céleste a dessinés à la plume, dont j’essaie encore de déchiffrer l’écriture, après la grâce de leurs feuilles dont les tons changent à chaque saison, à chaque heure du jour, à chaque caprice de la lumière, il y a les cyprès qui s’élancent dans le ciel avec audace, la terre qui rougeoie, puis grisaille, les rares maisons abandonnées qui dégringolent dans les lits de rivière à sec, les citernes inoxydables qui ne s’habituent pas au paysage, les caves coopératives mortes, les villages archaïques qui résistent, où flotte un air d’immobile. Il y a des hommes sur les bancs, que le paysage dévore.

Ici, le paysage emporte tout. C’est lui qui décide. C’est à prendre ou à laisser. C’est comme ça. Disent les hommes en bleu ; à ceux qui ne sont pas d’ici.

Il y a aussi des scènes stupéfiantes de beauté, des morceaux de paysage qui apparaissent dans un virage, comme une vision parfaite, puis s’échappent, que j’ai la sensation d’être seule à voir, que j’enfouis secrètement.

Il y a souvent, presque toujours, le vent, qui fait frémir les arbres et enveloppe les collines, que l’on craint et que l’on aime à la fois, on ne sait pas, tout dépend…

Il y a des hommes en bleu dans les vignes, qui ne posent pas de questions inutiles et ne croient qu’au vin, une fois pour toutes. Et à la chasse.

Après ce dernier village traversant, tout change. C’est encore différent de tout le reste : les contrastes sont un peu plus forts, le ciel a son caractère, les collines deviennent plateaux, la touffeur de la garrigue voisine avec la fraîcheur de la rivière qui s’enguirlande tout le long du Dagne, l’air est plus aiguisé. Il faut encore parcourir le dernier kilomètre, celui qui me sépare de ma commune. C’est une frontière de plus.

La petite route gaillarde monte au milieu des vignes et l’on aperçoit au bout, au sommet d’un plateau fragile dominé par un ancien volcan et la longue avancée sombre d’un autre plateau-fantôme, un village minuscule, une rocaille spontanée tout en désordre, à qui la petite silhouette de l’église donne ce ton paresseux, naïf et franc-tireur de petit village gaulois.

Je suis arrivée. La route s’arrête, tout s’arrête. Je franchis le petit pont au-dessus du Sou qui me murmure sa présence tenace et c’est là, au bout, nulle part ailleurs. On y est.

Ma maison est au bout du village, là où s’arrête la route qui devient chemin de la source. Sa part de beauté, c’est la lumière de sa terrasse qui vogue chaque nuit comme un vaisseau tranquille sur la voie lactée, portée par le bruit ininterrompu de l’eau de la fontaine publique qui semble ruisseler autour d’elle.

C’est la splendeur et la lumière des collines qu’elle regarde, semées de mille essences sauvages qui parfument les mains et écorchent les chevilles. C’est le souffle du vent dans le bois sec des roseaux, le secret païen du plateau de pierres, la présence inquiétante du village-fantôme, là-haut, à la fois tout près et en même temps si étranger. Ses maisons abandonnées. Son histoire sombre. Ses légendes. Ses fossiles d’une mer ancienne, qui racontent que le village était un bord de mer. Ses habitants.

Le charme de ma maison, c’est ce que l’on ne sait pas dire d’elle ce qu’elle ne donne pas et qui pourtant resplendit, ce que je sais prendre.

Les pièces de ma maison ont composé leur rythme au hasard des vies passées. Elles se tarabiscotent en de grands espaces qui se croisent, respirent, ne connaissent ni angles aigus, ni lignes droites, ni raison pratique. Ses murs s’effritent en sédiments d’histoires. Que ma balayette-Sisyphe-à-long-manche emporte.

Autrefois agricole, puis commerçante - dit son four à pain écroulé, mangé de jasmin-, ma très vieille maison effritée - la plus vieille du village - est devenue paresseuse et artiste dans sa dernière vie, peut-être pour nous plaire.

Avec nous, c’est elle qui l’emporte : nous nous mettons à son pas plus qu’elle ne suit le nôtre. Nous l’aimons frugale, pour ce qu’elle sait être sans nous ; parce qu’elle se suffit à elle-même, évidemment.

De l’autre côté de la rue, un portillon « totem » au faciès de gentil monstre bleu, descend, par un méchant escalier casse-pattes, à un jardin sans clôture au charme impressionniste, que borde la rivière, comme tous les petits jardins des Corbières, dont les friches, alignées contre la falaise de roches qui tient fermement le village, attendent…

Quand je suis arrivée au village, il y avait : un gros maire tranquille et blond, une vraie sorcière, des vignerons rêveurs, quelques enfants aux cheveux longs, une secte, une cinéaste parisienne, un écrivain-voyageur-misanthrope, plusieurs anglais passablement fous et alcoolisés, dont un couple de discrètes professeuses de Cambridge, un valseur poivrot qui savait où poussent les champignons, un vieux jardinier tout rouge et sans humour, beaucoup de chasseurs de sangliers plutôt rudes, une marchande de gaz qui était aussi fine couturière, un hobereau désuet, un punk à chiens solitaire, pas mal de chômeurs ne cherchant pas d’emploi, un vieux couple de réfugiés politiques espagnols gracieux comme des tabourets, un jeune « belge à la moto », un faux mercenaire obèse pratiquant le massage tantrique, une vraie-fausse tahitienne aux yeux bleus, un gendarme fleur bleue, des chiens distraitement métissés, trois ou quatre amateurs-cultivateurs de « Marie-Jeanne-des-collines », des végétariens, un vieux con… et nous.

A peu-près cinquante-sept habitants en tout.

Sauf en été : de juillet à septembre, le chiffre s’emballait et le village perdait la tête… La source s’épuisait aux robinets à force de laver les trop nombreux cousins, amis, beaux-frères et autres invités.

Chaque année, depuis, aux beaux jours, les fêtes se succèdent encore, les nuits retentissent, le vin rouge coule à flots, le lac a ses heures de pointe - celles où l’on nage avec les hirondelles - les trous d’eau sont bruyants et il peut même arriver que l’on rencontre un promeneur égaré dans le fouillis des chemins non balisés des forêts de chênes verts.

Les choses n’ont pas beaucoup changé depuis trente ans.  Et puis, avec les touristes de l’été, les canicules, la sécheresse, les incendies sont arrivés. Et la peur de voir le paysage disparaître. La plaie noire est là, juste derrière notre colline. On ne la voit pas, mais sa présence et son odeur troublent les esprits.

Je me demande s’il y aura encore des hommes sur les bancs. Mais déjà, on célèbre un nouveau cru, baptisé « l’ogre des Corbières ».

On conjure le sort.

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