Melvil DIHOUET Melvil DIHOUET

Voyageurs détachés

ANDERNOS
Par Lionel FONDEVILLE

(photo : Pablo Hermoso)

Que cherches-tu à la surface des tableaux, des écrans, des miroirs ?
Si tu le savais, tu ne les regarderais plus.

Quelques rares voyageurs arpentent comme toi les surfaces, sans savoir ce qu'ils cherchent. Ils se détachent des habitudes de vision et rafraîchissent leur œil à volonté. Mutants inattendus, ils sont ainsi faits, et l'écho de leur voix se perd dans les voix tissées de la foule.
Enfin ils y sont, traversent des régions inhabitées et sont joyeux de leurs trouvailles, qu'ils font sans le vouloir. L'étonnement est leur trésor. Personne ne désire les mots qu'ils portent, leurs récits provoquent indifférence ou sarcasme.

Ils évitent les poings qui ne savent plus parler. Rien n'entame leur capacité d'étonnement.
Bien sûr, ceux n'ayant que la communication pour seul recours ne les aiment pas. Ils lèvent les yeux au ciel, soufflent, tournent les talons au milieu de la conversation. Ils s'éloignent en se dandinant, tout gonflés par les livres qu'ils n'ont pas lus. Les tableaux qu'ils n'ont pas vus. Les vies qu'ils ne veulent pas
vivre.

Ce que je cherche est ici.
J'aime les voyageurs détachés, et leur voix me trouve à Andernos.

Lire la suite
Melvil DIHOUET Melvil DIHOUET

Maison Claudine

ANDERNOS
Par Lionel FONDEVILLE

(photo : Bette Jane Camp)

Je regarde les appartements posés les uns sur les autres, empilés, alignés, suspendus sous le ciel. À peine secoués, leurs habitants se répandent dans l'atmosphère comme des cristaux de sel versés sur la nourriture. Mais ils tombent sans fin.

Au début, ahuris et paniqués, ils hurlent sans bruit. Ils regrettent leur famille, leur travail, leur petit chez eux. Mais bien vite ils aiment tomber, et la chute devient leur manière de vivre, leur vie tout entière. Ils se détendent, se remémorent une comptine de leur enfance. Certains s'endorment, et au réveil, goûtent l'air frais sur leurs joues.

Parfois, ils sont percutés par des avions de ligne dont ils font exploser la turbine. La carcasse de l'engin se disloque et les passagers sont aspirés à l'extérieur. Ils croisent en tombant vers le ciel ceux qui s'envolent vers la Terre, et à peine auront-ils échangé quelques mots qu'ils oublieront l'existence les uns des autres.

Il existe des maisons faites pour vivre dehors. J'en connais une. Elle s'appelle Claudine.

Lire la suite
Melvil DIHOUET Melvil DIHOUET

Pieds vivants

ANDERNOS
Par Lionel FONDEVILLE

(photo : Chantal)

Nous avons des chaussures de sport, légères et confortables. Elles nous permettent de bondir d'un sujet à l'autre, de voyager loin, de peser dix grammes. On en parle, elles nous parlent, elles nous racontent.
Remplacées après six mois, elles sont en permanence à nos pieds, interfaces élastiques avec la Terre, qu'elles dévorent sous d'autres tropiques.

Toujours dans son cocon, le pied reste à l'état de larve. Aveugle, privé de lumière et de son, il s'ennuie. Il voudrait être une chaussure. Une table.
N'importe quel objet qu'un regard effleure chaque jour.

Le soir, après une journée à jouer au foot en tongs, à construire des cabanes dans un sable mêlé de terre de bruyère, mes pieds étaient noircis, blessés par les aiguilles de pin. Pieds vivants à Andernos.

Lire la suite
Melvil DIHOUET Melvil DIHOUET

René et Paulette

ANDERNOS
Par Lionel FONDEVILLE

(Photo Quaid Lagan)

À gauche, en sortant de la maison, se trouve un terrain de pétanque.
Longtemps, ce fut un rectangle de gravier aux contours mal définis, remplacé depuis quelques années par un espace bordé de rondins de bois. Sur le côté, une table de pique-nique et un lampadaire municipal. Des bancs, des pins, une plaque de fonte, l'herbe brûlée, une boîte à lettres. Les éléments du décor demeurent.

Cette maison appartenait à mes grands-parents, René et Paulette, mon père en a hérité.

Lire la suite
Melvil DIHOUET Melvil DIHOUET

La menace douce

ANDERNOS
Par Lionel FONDEVILLE

Le crème de la page me regarde depuis des mois. Que veut-il ?
La lecture est partie en vacances, l'écriture l'a suivie. Voici quelques années, les phrases se bousculaient. Aujourd'hui, elles serpentent sous terre, lombrics, taupes et vouivres démembrées. Les fragments ont dépassé la putréfaction. Fossiles, quasi-poussière, ils ont gardé leur capacité de murmure. Chaque nuit, chaque jour, ils chantent leur cantilène improvisée, assourdie, voix des vacanciers quand j'ai la tête sous l'eau dans le Bassin d'Arcachon. Je les entends. Ils ont toujours à dire, et je regrette de n'y rien comprendre.

Ils tentent d'émerger. Leur effort me touche. Je pense à l'éclosion prochaine, je les prendrai par brassées, comme les livres de poche qu'on n'a jamais fini d'entasser. À l'air libre, je ne les comprendrai pas davantage. J'ai désappris leur langue. Un mot sera parfois déchiffré, trop mal pour construire le sens de l'ensemble. J'ai oublié ma propre langue, l'ai remplacée par celle qu'on ma vendue, placée comme une encyclopédie ou une assurance, au porte à porte, au flan, à l’esbroufe. Je la déteste, mais je la parle. Elle me permet de donner le change dans cette kermesse sans musique.

L'œil intérieur est menacé. Il voit dans les brouillards et les nuits, dessine et redessine en permanence les contours du monde, distingue un chant dans un vacarme, un visage dans la cohue. La menace est douce, anonyme. Lente, elle joue pendant des années, sûre d'elle-même comme la vague au pied de la falaise
calcaire. Amusés par les découpes de la roche, aveuglés par leur blancheur, les spectateurs s'immobilisent. Ils oublient qu'un mouvement est possible.
Mais le voici.
Aujourd'hui, place de la Forêt à Andernos, j'écris cette page.

Lire la suite