Amoureux en 30 “
Un jour qu'adolescent j'étais assis sur ce banc, place de la Forêt, en train de dessiner un portrait, une jeune femme inconnue s'est assise près de moi. Elle a parlé de mon dessin, m'a demandé qui je représentais. C'était un visage de femme, inspirée d'une publicité dans un magazine.
J'utilisais des pastels secs de marque Talens, modèles Rembrandt, que je venais de découvrir. « Je peux vous poser une question ? » Oui, ai-je répondu. « Quand on veut vraiment faire quelque chose, pensez-vous qu'on doive le faire ? »
J'ai senti la réponse attendue. Je l'ai donnée. Mon cœur battait plus fort. J'avais l'impression qu'un événement réel, enfin, se produisait. Après des années de fonctionnement, un rideau se déchirait et j'entrais dans mon film intérieur. À moins que ce ne soit lui qui fût jeté à l'extérieur. J'ai parlé de regrets. Elle est partie dire ce qu'elle avait à dire. À qui ?
Dans un carton, rangé dans mon bureau, dort ce portrait. Il est sans doute ce qui avait conduit cette jeune femme à m'aborder. Cette représentation, cette apparition. Celle que j'imaginais surgissait dans l'espace du réel. Jusqu'à ce jour, cela ne m'a pas aidé à distinguer le monde de ses représentations.
Je suis tombé amoureux en trente secondes, puis je l'ai regardée partir. Pendant des années, j'ai réalisé de grands dessins avec ces pastels. Des corps défigurés, éventrés, déformés et souvent seuls. Autopsies et cauchemars figés à la surface du papier. Avec ces pastels, dans cette boîte, toujours près de moi au moment où j'écris. Et d'autres, achetés par la suite.
Pour retrouver cet instant sur le banc.